Exécution de civils innocents à Ansart, LU, BE en août 1914
Source [174]
Extrait Volume 7 "La bataille de la Semois et de Virton", pages 90, 95, 96
et 97
Le fait d'être tenu en échec par les armées françaises suffisait, aux yeux
des Allemands, à justifier de cruelles représailles; et, ne pouvant
s'en prendre aux civils des villages où l'on se battait, les
soldats, encouragés par leurs chefs, trouvèrent plus facile et moins
dangereux de rester à l'arrière pour terroriser une paisible
population, massacrer des innocents et incendier près de deux cents
immeubles. Ce fut avec une rage vraiment satanique que les soldats
allemands exercèrent leur vengeance, et à chaque nouvel échec sur le
champ de bataille correspondait pour ainsi dire une recrudescence de
cruauté.
Le premier groupe de prisonniers et la fusillade collective
Le premier groupe comprend les notables : M. Lamotte, bourgmestre,
M. le curé Georges (1), M. Lefèvre, ancien notaire, M. Gérard,
instituteur. Le point de concentration de ce groupe était la maison
Marioni au milieu de la Grand'rue. De là le groupe se dirige vers le
fond du village pour emprunter à gauche la route de Saint-Vincent,
et puis à gauche encore celle de Bellefontaine. Entre-temps on
fouille les maisons, on arrache les hommes des bras de leur femme et
de leurs enfants et on les adjoint au groupe des prisonniers qui
grossit toujours pour s'arrêter enfin à la glacière du boucher
Moulu. C'était une vraie prison : cave circulaire n'ayant
d'ouverture que la porte.
Quelques femmes avaient pu suivre et attendaient sur la route
l'issue des événements (3), mais bientôt les soldats les écartèrent.
Au commencement de l'après-midi, on fit sortir les hommes de la
glacière et on les conduisit dans le clos Jacob, où ils
stationnèrent jusque vers 16h30'. En arrivant là, ils trouvèrent
d'autres civils prisonniers comme eux : Mme Jacob-Lenfant avec ses
deux fils Eudore et Marius, les époux Goffinet-Flamion et leurs
petits enfants, ainsi que les deux autres frères Goffinet, Justin et
Siméon, tous deux liés à des arbres et fort maltraités, enfin trois
hommes d'Ansart : Emile Henry, Edouard Andreux, et Joseph Rossignon.
Ce dernier était tout couvert de sang et portait au crâne une plaie
béante (4).
Un officier interroge chaque prisonnier, lui demande son nom et ses
occupations; tous doivent vider leurs poches et remettre leur
porte-monnaie. Ces porte-monnaie furent rendus, à l'exception de
ceux de MM. Lamotte et Lefèvre et du curé. Puis il y eut une
discussion assez vive en allemand entre M. Lefèvre et le susdit
officier : personne ne pouvait comprendre. A un moment donné M.
Lefèvre dit en français à l'officier : "Je vous donnerai toute ma
fortune, tout ce que je possède, si vous voulez me laisser la vie,
ainsi qu'à mes compagnons. - Trop tard, lui répondit l'officier,
vous serez tous fusillés !" Et pendant ce dialogue, les soldats
s'agitaient autour des civils, leur faisant comprendre par des cris
et des gestes que leur dernière heure allait sonner.
Le jeune Marius Jacob s'approcha de sa mère et lui suggéra de dire
qu'il n'avait que 16 ans ! Tous les autres prisonniers terrifiés
n'osaient remuer, ni ouvrir la bouche. Vers 16h30', les soldats
groupèrent de nouveau les hommes, les séparant brutalement des
femmes et des enfants qui se trouvaient au milieu d'eux (5). Le
cortège se remit en marche et traversa toute la section d'Ansart
jusqu'à la chapelle Sindic (6). Là on fit faire demi-tour et l'on
revint sur ses pas jusqu'à la grand'route Tintigny-Marbehan. Georges
Marchal rencontré en chemin fut appréhendé par les soldats et joint
au groupe des prisonniers. Ceux-ci passèrent sur le pont de la
Rulles et un peu plus loin on les fit descendre dans une prairie à
droite de la route.
C'est là, au lieu dit "Les Loynes", que ces 40 victimes tombèrent
toutes sous les balles des assassins : 36 étaient de Tintigny même,
4 de la section d'Ansart. Comme il n'y eut aucun survivant, personne
ne peut rapporter les derniers moments de ces innocents, victimes de
la barbarie allemande. Tout ce qu'on sait, pour les avoir vus passer
par Ansart escortés de soldats de la Croix-Rouge, c'est qu'ils ont
dû être fusillés par ceux qui portaient ostensiblement les insignes
de la Convention de Genève, ce qui achève de rendre le crime plus
odieux encore (6).
Voici les noms des 40 victimes de la fusillade
collective (7) :
De Tintigny : L'abbé Emile GEORGES, curé (56 ans); Emmanuel
LAMOTTE, bourgmestre (70 ans); Mathias LEFÈVRE, notaire (72 ans);
Justin GERARD, instituteur (23 ans); Edmond BAYET (63 ans) et son
fils Edouard BAYET (33 ans); Edouard DÉOM (61 ans) et ses deux fils
Joseph DEOM (26 ans) et Louis DEOM (23 ans); Eudore JACOB (21 ans)
et son frère Marius JACOB (16 ans); Joseph FAGNY (74 ans);
Joseph-Jacques JACOB (79 ans) et son neveu Joseph JACOB (28 ans);
Joseph GOFFINET (36 ans) et ses deux frères Justin GOFFINET (31 ans)
et Siméon GOFFINET (29 ans); Jean-Joseph JACQUES (58 ans);
Henri-Joseph RICAILLE (49 ans) et ses deux fils Lucien RICA1LLE (24
ans) et Joseph RICAILLE (23 ans); Joseph RÉSIBOIS (56 ans) et ses
deux fils Adelin RÉSIBOIS (29 ans) et Fernand RÉSIBOIS (14ans);
Joseph LALLEMAND (37 ans); Jean-Baptiste RICHARD (72 ans); Joseph
LAMOTTE (73 ans); Michel CORNAZ (44 ans); Constant V1VINUS (65 ans)
et son frère Léopold VIVINUS (56 ans); Alexandre GÉRA (55 ans); Jean
SCHUSSLÉ (39 ans); Valentin DOHR (55 ans) et son fils Alfred DOHR
(23 ans); Léon BERTEMÉS (32 ans); Arsène CLAUSSE (35 ans).
D'Ansart : Emile HENRY (48 ans); Georges MARCHAL (65 ans1 ;
Joseph ROSSIGNON (61 ans); Edouard ANDREUX (22 ans).
Notes de bas de page
(1) Les Allemands vinrent prendre le curé au presbytère même. Il
crut qu'ils faisaient appel à son ministère et dit à sa servante : "
Ce ne sera probablement pas pour longtemps », et prit avec lui son
rituel, qu'on retrouva sur son cadavre.
(2) Appelée actuellement "Rue du 11 août "
(3) Notamment Pauline Marioni, veuve de Constant Vivinus, les dames
Vivinus-Nicolay, Déom, Ricaille, Lallemand-Résibois, Lamotte-Rouyer,
Fagny, Richard, etc. Ces dernières et leurs enfants furent renvoyés
un peu au dessus de la maison Pigeon. Les femmes Cornaz et Jacob-Deruette
purent rester plus longtemps auprès de leur mari, mais durent
finalement aussi se retirer.
(4) "Avec mes enfants et petits-enfants, en tout 8 personnes,
nous fûmes pris dans notre maison vers 8h30', raconte Mme veuve
Jacob-Lenfant, ainsi que nos voisins les époux Goffinet-Flamion et
leurs deux petits-enfants et l'on nous parqua dans le verger contigu
à notre habitation et situé entre celle-ci et celle de ma fille
l'épouse Jacob-Jacob, où les Allemands venaient d'établir la
Croix-Rouge Bientôt arrivèrent les deux frères de notre voisin,
Justin et Siméon Goffinet, les mains liées derrière le dos; on les
attacha chacun à un arbre. On amena ensuite Joseph Rossignon tout
couvert de sang, puis Edouard Andreux et Emile Henry. Le groupe des
autres hommes de Tintigny, venant de la glacière, arriva au
commencement de l'après-midi.
(5) Après le départ des prisonniers, ceux-ci se réfugièrent
dans la cave du docteur Dauby (plan M\
(6) M. Alphonse Van Schingen, fermier en 1914 du duc d'Aremberg à
Villers-sur-Semois, fut réquisitionné avec ses quatre fils et un
domestique, Hippolyte Liégeois, par des soldats de la Croix-Rouge
pour conduire des chariots dans la direction de Tintigny. A
mi-chemin, sur l'intervention d'un officier rencontré en cours de
route, ils purent retourner à Villers, sauf un des fils Van Schingen,
Joseph, que les soldats obligèrent de les accompagner et qui ne
rejoignit les siens que le lundi. Il assista de loin au massacre des
40 habitants de Tintigny fusillés à Ansart et vit le curé, le
bourgmestre et tous les autres tomber sous les coups de [eu tirés
par les soldats de la Croix-Rouge. Son témoignage écrit eût été
précieux ; il est malheureusement mort en avril 1918. (D'après la
déposition d'Alphonse Van Schingen.)
(7) Plus exactement, il n'y eut que 30 victimes dans cette
hécatombe, car l'un des prisonniers Joseph-Jacques Jacob, âgé de 79
ans, était porté par son neveu, lorsque celui-ci fut obligé, à cause
de la fatigue probablement, de le déposer à terre. C'est là sur le
bord de la route, avant d'arriver au pont de la Rulles, que les
Allemands le tuèrent.